À l'intérieur

​Une nouvelle écrite en 2007, et retravaillée en 2021. Toute ressemblance avec une situation récente serait donc purement fortuite.

Mais il est certain que cette situation m'a poussée à retourner sur cette nouvelle, que je voyais soudain sous un nouveau jour. Je n'ai cependant pas retravaillé le fond à la lueur de la pandémie, uniquement la forme.

Et donc la voici.


L’après-midi s'annonce encore plus étouffant que d'habitude. Un soleil de plomb semble maintenir la ville sous cloche. Pas un souffle d'air. Tout est immobile, comme prostré, dans l'espoir de diminuer un peu cette sensation de se consumer de l'intérieur. La moindre petite parcelle d'ombre est occupée par le bétail et les chiens errants, les maisons hermétiquement closes afin de conserver l'illusion de la fraîcheur nocturne, qui, à cette heure de la journée, n'est pourtant plus qu'un lointain souvenir. Le bourdonnement des mouches et le crépitement des feuilles brûlées par le soleil sont les seuls bruits que l'on perçoit. Infimes signes de vie. Désagréable sensation d'une ville morte.

Un bruit pourtant, indistinct d'abord puis de plus en plus proche, émerge de ce silence assourdissant. Inesa, les cheveux collés par la sueur et le souffle court, arrive chez elle en courant. À neuf ans, la fille unique de Georg, le maire de la ville, ses longs cheveux bruns toujours en bataille, est intrépide et têtue comme une mule. Son père a beau lui interdire de jouer dehors par cette chaleur, Inesa n'en fait toujours qu'à sa tête.

Ce jour-là, elle s’amusait comme à son habitude sur les remparts lorsqu'un homme était apparu au sommet de la colline qui descend vers la ville.
Entrant comme une tornade dans la petite maison immobile et endormie, sans même prendre le temps de retrouver son souffle, elle débite son histoire tout en cherchant son père :
« Papa papa y a un homme en haut de la colline tu devrais voir sa jument complètement à bout de force mais lui il a même pas l’air de sentir le soleil je l’ai observé pendant plusieurs minutes et il n’a pas bougé d’un pouce faut que tu viennes voir papa il doit être assoiffé on devrait le laisser entrer – »
« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Inesa, parle moins vite, je ne comprends rien. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » l’interrompt Georg, à peine sorti des brumes de sa sieste quotidienne et l'esprit ralenti par la chaleur.

Avec un soupir d’impatience, la fillette prend son père par la main et le tire jusque sur les remparts, malgré ses protestations répétées.

Arrivés sur le chemin de ronde, Inesa désigne l'homme. Celui-ci est exactement là où elle l'a laissé, debout dans son habit noir, flanqué de sa jument qui elle, semble se dessécher sur place. Pourtant, quand Georg se penche pour mieux l'observer, l'homme et sa jument se mettent en branle et descendent la colline. Voyant cela, Georg, comme s'il avait reçu un coup de pique dans le derrière, sort de sa léthargie et ordonne immédiatement que l'on barricade l'entrée de la ville.
« Mais papa… » commence la fillette interloquée, le regard traduisant à la fois l'étonnement et une pointe de désapprobation. « Pourquoi tu ne veux pas le laisser entrer ? Lui et sa jument ont l’air assoiffé. Pourquoi on ne l’accueille pas ? »
Georg tente de lui expliquer : « Écoute ma grande. Il existe une légende, disant que le jour où un homme entièrement vêtu de noir se présentera aux portes de la ville un jour de grande chaleur, la mort s'abattra sur les habitants. Ce jour est vraisemblablement arrivé, et je ne tiens pas à vérifier s'il ne s'agit que d'une légende ou bien d'une prophétie. Tu comprends ? »
Inesa, incrédule et la mine renfrognée, jette un dernier coup d'œil vers l'homme avant que son père ne l'entraîne vers la maison.
« À partir de maintenant, je t’interdis de venir jouer ici sans mon autorisation, c’est bien compris ? »

Quelques jours plus tard, la fillette réussit cependant à échapper à la surveillance de son père pour rejoindre son terrain de jeu favori. Quel n’est pas son étonnement lorsqu'elle découvre que l'homme est toujours là. Assis en tailleur sur une natte qu’il a étalée devant l’entrée principale, il attend. Il a l'air de dormir. Sa jument, elle, est morte.

Ce soir-là, le fils de Parvati Talit est pris d'un accès de fièvre qui le terrasse en moins de deux heures. Folle de chagrin, Parvati sort de chez elle en hurlant : « Mon fils ! Mon fils ! Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? » Personne ne réussit à la calmer, pas même son mari. Elle court jusqu'aux remparts et se jette dans le vide. Tous ceux qui se penchent alors pour constater l'horreur de ce corps disloqué aux portes de la ville se rendent compte que l'étranger est toujours là. Cette scène d’horreur ne semble pas l’avoir affecté.

Inesa, attristée par la perte de son camarade de classe, se tient à l’écart et observe la scène en ne sachant que penser. Depuis l’arrivée de l’homme, elle n’a de cesse d’essayer de convaincre son père de l’accueillir, comme il est coutume de le faire avec tous les étrangers se présentant à leur porte. Mais de le voir là, si imperturbable…

Le mari de Parvati lui, venant de perdre coup sur coup son fils et sa femme, ne s’embarrasse pas de tels questionnements. Il pointe l'homme d'un doigt menaçant et accusateur : « C’est de sa faute ! Vous ne voyez donc pas que c’est le Diable en personne ? C’est à cause de lui si un tel malheur est arrivé ! » Et s’adressant directement à l’étranger « Vous allez le regretter ! »

« Je suis venu pour vous aider. Je vous demande simplement de me laisser entrer. »

À cet instant, tous les habitants présents se figent de terreur. Ils entendent parler le Diable pour la première fois. Certains se bouchent les oreilles et partent en courant, pris de panique. D'autres au contraire commencent à lui jeter des pierres : « Allez-vous en ! Dégagez ! Vous n’avez rien à faire ici ! Laissez-nous tranquille, nous n’avons rien à nous reprocher ! »
« Arrêtez ! Mais arrêtez ! Vous avez perdu la tête ! Cet homme n’a jamais mis les pieds ici, comment ça peut être de sa faute ! C’est juste une coïncidence ! Arrêtez bon sang ! » leur crie Inesa qui s’est précipitée sans plus se poser de questions.
L'homme se lève avec difficulté, ramasse sa natte, recule et se réfugie quelques dizaines de mètres plus loin, hors de portée de la vindicte populaire.

Cet épisode de violence, très inhabituel, a provoqué un profond malaise chez les habitants. Un mélange de colère, de haine même, et de honte. Les gens découvrent au plus profond d'eux-mêmes un sentiment qu'ils ne soupçonnaient pas : la peur de l'autre.

Deux jours plus tard, deux nouveaux cas de fièvre, similaires à celui du fils Talit, se déclarent. Une des institutrices ainsi qu'un jeune garçon de six ans sont victimes de violentes nausées puis de convulsions. Les enterrements ont lieu le jour-même. On préfère ne pas attendre. Malheureusement cette précaution ne suffit pas. La moitié des personnes présentes décèdent dans les vingt-quatre heures. Il ne fait plus de doute que la ville est victime d'une épidémie mortelle.

Alors que les habitants se débattent avec cette maladie inconnue face à laquelle même les médecins se sentent impuissants, la petite Inesa continue d'échapper à la surveillance de son père pour aller observer l'homme du haut des remparts. Tout comme le premier jour, elle pense l'observer à son insu. Cependant, l'homme, sans rien laisser paraître, surveille les allées et venues de la fillette. Jusqu'au jour où, alors que l'épidémie a déjà décimé plusieurs centaines d'habitants et continue ses ravages sans faiblir, il lève la tête et interpelle Inesa. Elle reste clouée sur place, comme prise la main dans le sac.
« N’ai pas peur. Je souhaite simplement me présenter et expliquer la raison de ma présence. »
Ayant eu tout le loisir de l'observer, Inesa se dit qu'après tout, contrairement à ce que tout le monde pense, il n'a pas l'air bien méchant.
« Je vous écoute. »
« Mon nom est Satya. Je viens d'une petite ville à plusieurs centaines de kilomètres au Sud. Ma ville a été victime du même mal dont vous souffrez aujourd'hui. J’ai eu la chance de m'en sortir parce que je suis médecin et que j’ai trouvé un remède. Malheureusement, il était déjà trop tard pour ma ville. Mais je savais que mon devoir était d'aller prévenir les villages et les villes alentour. Mais jusqu’à présent, j’arrivais toujours trop tard. Je poursuivais l'épidémie sans jamais réussir à la devancer. Le mal se propageait trop vite pour moi. Ma pauvre jument en est morte d’épuisement. Pourtant, en arrivant ici, j’ai su immédiatement que cette fois-ci, j’étais arrivé le premier. J’ai ressenti un tel soulagement, et je dois l’avouer, un sentiment de triomphe aussi… Jamais je n’aurais imaginé être rejeté par les habitants… »
Soudain, la fatigue, la tristesse et le désespoir peuvent se lire sur son visage. Inesa reste silencieuse, ne sachant quoi dire, ou quoi faire.
« Je t’ai vu prendre ma défense la dernière fois. Je t’en remercie. Alors aujourd’hui, je te demande à nouveau ton aide. Pas pour moi, mais pour ta famille, tes amis, tes voisins. Je t’en supplie, j’ai ici mon remède, trouve un moyen de le récupérer et de l’apporter à vos médecins. »

Inesa reste indécise quelques instants, puis se précipite à la recherche d’une corde qui lui permettrait de récupérer la sacoche de Satya. L'odeur dans la ville est devenue insupportable, une odeur nauséabonde de chair malade et de corps en décomposition. On n'arrive plus à enterrer les morts assez vite et la chaleur qui s'obstine n'arrange rien. C’est à ce moment que la fillette comprend que l’ennemi ne se trouve pas dehors, assis sur sa petite natte de paille. Le véritable ennemi est en train de les pourrir de l'intérieur.

Le remède finalement entre les mains, elle s’empresse d’aller trouver le médecin le plus proche mais, tombant nez à nez avec son père, elle est stoppée net dans son élan. Voyant dans son regard la rage prête à exploser, elle ne lui laisse pas l’occasion de parler et explique immédiatement tout ce que lui a dit Satya. Quand elle a terminé, elle tend la sacoche à son père. Lui arrachant des mains, il s’écrie d’une voix qu’Inesa n’a jamais entendue, mélange de colère froide et de peur irraisonnée.
« Ma fille, tu es complètement inconsciente ! Tu n’en fais donc toujours qu’à ta tête ! Pourquoi pour une fois dans ta vie tu ne peux pas m’écouter et m’obéir ? Tu aurais rendu folle ta pauvre mère ! Quand est-ce que tu vas grandir et apprendre à mesurer la portée de tes actes ?! »
« Mais papa… »
« Tais-toi ! Tu es donc aveugle ? D'abord tu te promènes dans la ville comme si de rien n’était alors que les gens autour de toi tombent les uns après les autres. Et ensuite tu acceptes ce paquet d'un étranger qui est sans aucun doute à l'origine de tout cela ! »
Avant qu'Inesa puisse répondre, Georg craque une allumette et met le feu à la sacoche. Face à la réaction de son père, la fillette reste bouche bée, des larmes de rage creusant des sillons sur ses joues poussiéreuses. Jamais elle ne l’avait vu dans cet état, ou agir de la sorte. Ravalant ses larmes, elle rétorque d’une voix blanche :
« Comment tu peux abandonner la ville ? C’est de te voir agir comme ça qui aurait rendu maman folle. Je te reconnais plus papa. »
Elle détourne alors les talons et s’enfuit en courant.

De nouveau sur les remparts, elle se penche pour demander à l'homme s'il a encore de son remède. Mais Satya n’est plus là. Il a rempli sa mission. Et eux, ils ont raté leur chance.
Georg, ayant rattrapé Inesa, à bout de souffle, lui lance : « Tu vois bien. Il s’est empressé de fuir après t’avoir fait avaler son histoire de remède. Cette satanée sacoche contenait probablement un poison qui n’aurait fait que précipiter notre malheur à tous. »
Devant le silence obstiné de sa fille, il continue, d’une voix adoucie : « Allez, viens ma chérie, rentrons, on n’est pas en sécurité dehors. On s’en sortira, je te le promets. On va trouver une solution. »

Soutenant le regard de son père dans un mélange de défi et de profonde déception, elle recule de quelques pas.
« La solution tu l’as brûlée papa. »
Et Inesa s’élance. Avant que l’ennemi ne la rattrape.

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